« Les chiffres ne mentent pas. » Vous avez déjà tous entendu cette citation en forme d’évidence. Et pourtant, je suis assez bien placé pour répondre que si les chiffres ne mentent peut-être pas, par contre, celui qui les utilise peut parfaitement mentir. Et celui-là est bien connu de nous, c’est l’homme. Nous allons voir plus loin que ce week-end avec Djokovoc et Guardiola n’a évidemment pas échappé à ces vicissitudes.
Cela peut vous paraître paradoxal que celui qui a incarné pendant des années palette et datas sur l’antenne de Canal+ soit celui qui vient vous inciter à vous méfier des chiffres. Mais c’est au contraire parfaitement logique car je n’ai pas échappé au phénomène qui consiste à exploiter un chiffre pour parfaire sa démonstration. Et parfois même avec un semblant de roublardise… Rassurez-vous, je cherche toujours à être honnête et droit dans ma présentation des éléments chiffrés et dans leur exploitation. Mais qui peut échapper, à un moment ou à un autre, à un argument facile appuyé sur un seul chiffre. Le fameux « ils n’ont pris qu’un point à domicile en trois matchs » guettent tout le monde. Parce que c’est un fait avéré. Mais si on avait ajouté aussitôt que cette équipe venait de recevoir l’OM, le PSG et l’OL, le chiffre aurait peut-être aussi changer un peu de couleur. Le chiffre est donc toujours piégeux lorsqu’on ne contextualise pas. Prenons l’exemple de Novak Djokovic et du fameux 23e grand-chelem remporté ce week-end à Paris, au royaume de Rafa Nadal.
D’un coup, un chiffre est donc devenu magique. Le 23 signifiait d’un coup énormément de choses. Alors que c’était le 21 il y a peu lorsqu’il s’agissait de départager les trois monstres serrés à 20 titres chacun. Ou, bien plus tôt, le 13 lorsque Pete Sampras avait détrôné Roy Emerson qui détenait le record depuis si longtemps. Sans que jamais ait d’ailleurs évoqué la notion de GOAT à l’époque… Cela situe immédiatement la relativité du chiffre. Les 8,90 mètres de Bob Beamon au saut en longueur en 1968 à Mexico sont ainsi restés dans le cercle magique des chiffres, alors que ce n’est même plus le record du monde. Inversement, tel chiffre magique peut vite disparaître. Djokovic compte d’ailleurs bien passer à 24 dès le mois prochain sur le gazon de Wimbledon où il n’a plus perdu depuis 2017. De sorte que la magie du 23 pourrait disparaître. Ou pas, tant cela est plus de l’ordre du mythe que de la mathématique. Ce type de chiffre mythique devrait normalement nous amener à plus de prudence. Il n’en est rien. Ainsi, dimanche à Roland-Garros, beaucoup se sont lancés imprudemment dans le débat sur le GOAT du tennis. Djokovic était donc celui-là puisqu’il battait le record. Dans ce concert de louanges (méritées pour la performance du Serbe), la voix de Mats Wilander venait heureusement rappeler qu’il fallait admirer la performance de Djoko sans pour autant s’attacher au chiffre. De fait, je lis partout que l’on n’a jamais connu une époque aussi extraordinaire en tennis avec trois joueurs légendaires au-dessus des 20 titres du grandchelem. Factuellement, c’est exact. Mais, pour ceux qui jetteront un œil au documentaire fabuleux « Mc Enroe », vous pourrez accéder à une période tout aussi extraordinaire du tennis. Quoi ? Comparer nos génies des années 2000 avec des joueurs bloqués 7 ou 8 grand-chelems comme Connors ou Mc Enroe ? Où l’on en revient à la relativité du chiffre. Si l’on regarde bien cette époque dorée, une différence saute aux yeux. La valse des trois grands a duré infiniment moins longtemps. C’est, bien sûr, dû à la personnalité des champions de l’époque. Björn Borg craque et abandonne le tennis à 26 ans et Mc Enroe ne gagne plus un grandchelem après ses 25 ans. Et si Connors dura davantage, il n’avait plus le niveau de performance de Federer, Nadal et donc Djokovic jusqu’à plus de 36 ans… La sarabande des trois Borg-Connors-Mc Enroe dura donc quelques courtes années seulement et ne peut être comparée à celle de nos trois monstres. En tout cas, statistiquement.
Mais revenons à la relativité des chiffres. Björn Borg était déjà à 11 grand-chelems à 26 ans. Et sans jamais être allé en Australie, à l’époque en désuétude… On peut même dire que John Mc Enroe, une fois au sommet en 1984 où il aurait pu tout gagner sans une finale maudite à Roland-Garros face à Lendl (un peu le Andy Murray des trois autres à l’époque), a manqué du piment des duels avec Connors et Borg pour être davantage poussé plus loin. De sorte que des champions arrêtés bien loin des standards actuels auraient fort bien pu aller aussi loin s’ils s’étaient entraînés les uns les autres. Et s’ils avaient bénéficié de la préparation des sportifs de notre époque… Dans les années 70/80, le déclin du sportif sonnait vers 30 ans. Alors que Roger Federer a frôlé un dernier Wimbledon en battant Nadal puis Djokovic alors qu’il avait près de 38 ans… Bref, affirmer par les chiffres que le GOAT est forcément là devant nous est pour moi insuffisant. Même si Novak Djokovic est un immense champion, cela va de soi. Après, je laisse de côté les autres débats sur les éléments non chiffrés que certains considéreront dans la course au GOAT. Il est ainsi à peu près certain que Roger Federer laissera une trace plus indélébile dans l’histoire du tennis que Djokovic, même si celui-ci pousse jusqu’à 26 ou 27 grand-chelems. De la relativité des chiffres. De la volatilité des opinions aussi… L’autre événement du week-end était bien sûr la victoire de Manchester City en finale de la Ligue des Champions. Et, là encore, la bataille des chiffres crépite. Pour certains, c’est la consécration de Pep Guardiola. Réussir un triplé aussi rare (PL, Cup et Ligue des Champions) le place immédiatement dans les records. D’autres peuvent souligner, à raison, que ce n’est pas du tout la meilleure saison de City. De fait, jusqu’en février, les Citizens ne dominaient rien.
Cela dit, c’est aussi dans la difficulté que Guardiola a montré un savoir faire sans égal. Et la meilleure démonstration serait peut-être cette finale peu aboutie, tendue mais gagnée à la manière de ceux qui savent forcer le destin et…leur nature profonde. Il n’était pas question de briller dans une finale de LDC contre un Inter dangereux. Il s’agissait de gagner. Les finales démonstration type Barça-MU 2011 demeurant des exceptions. La relativité des chiffres est aussi humaine. Avant cette finale, Guardiola était paradoxalement celui qui échouait en Ligue des Champions. Aucune victoire depuis 2011 et quelques éliminations spectaculaires, disait les grands penseurs du foot, arc-boutés sur les chiffres. En un samedi, le voilà devançant, avec ses trois victoires, tous les autres entraîneurs de sa génération (sauf Ancelotti). Finalement, le problème n’est pas le chiffre, mais bien l’homme qui en fait ce qu’il veut…ou ce qu’il ne veut pas. J’ai aussi adoré ceux qui voulaient réduire l’influence de Guardiola en énonçant l’incroyable budget dont il a disposé à Manchester City. C’est d’ailleurs une thèse majoritaire en Angleterre où City est largement détesté pour son poids économique indécent. Ainsi, le 1,2 milliard investi en transfert lors de son mandat expliquerait tout. Les adorateurs de Zidane avançant qu’il n’avait fait quasi aucun transfert lors de ses trois victoires ! Là encore, le chiffre ne suffit pas. D’abord, Manchester City a aussi vendu pour 600 Millions dans le même temps. Ensuite, le coût de construction de l’équipe est un critère plus intelligible. Et là, il est difficile de dire que Zidane n’avait pas un effectif digne de celui de City sous ses ordres. Et, si on veut vraiment pinailler jusqu’au bout, on pourrait mentir avec un autre chiffre spectaculaire.
En cette année 2022/23, Manchester City a même gagné 7 millions sur le marché des transferts malgré l’achat d’Erling Haaland. Parce que Jesus, Zinchenko ou Sterling ont été vendus… On est d’accord que ce serait un sacré mensonge que de dire que City a, en plus, une bonne gestion économique tout en étant très fort sportivement sur la base de ce seul chiffre ? Il en est ainsi d’un peu tous les chiffres que l’on peut triturer à sa manière. De sorte que l’on peut affirmer que si les chiffres ne mentent, les hommes, eux, sont de sacrés manieurs de chiffres quand leur intérêt, ou simplement la défense d’une opinion est en jeu. En sport, comme ailleurs…